Nouveau zine : Bifurquer

Ce zine relate mes tergiversations à une période-charnière de ma vie, alors que je me demande : est-ce que je suis sur la bonne voie ? Et si ce n’est pas le cas, où dois-je aller ? Je m’appuie sur cinq cartes de tarot pour étoffer ma réflexion : le Deux d’Epée, le Deux de Denier, le Sept de Coupe, la Reine de Denier et le Dix de Bâton.

Il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances préalables en matière de cartes de tarot pour lire ce zine. Il s’adresse à toutes les personnes qui se sentent à un carrefour et se questionnent sur leur métier, leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et leur rapport à l’activité artistique.

Il est disponible en version papier ou numérique sur ma page Ko Fi. Vous pouvez également me retrouver sur Instagram.

La reine rouge

Cette illustration tirée de De l'autre côté du miroir représente Alice tirée par la Reine Rouge, qui est en train de courir, Alice flotte au dessus du sol.
Illustration tirée de De l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll

Comment on fait pour aller mieux ? Si j’avais la réponse à cette question, je serais riche. Sans doute il y a trop de réponses, et aucune qui ne corresponde à une personne en particulier. Sans doute que je connais déjà les réponses, mais que je ne suis pas capable de mettre en œuvre, ou bien que j’ai peur de ne pas être capable de les mettre en œuvre.

Des années de burn out c’est aussi des couches et des couches de voix qui ne sont pas les miennes, des couches de recommandations et de croyances qui m’éloignent de moi et maintenant je ne peux pas faire autrement que de porter un regard inquiet, précautionneux sur mes décisions : est-ce que c’est le bon choix ? est-ce que je devrais me ménager davantage ? est-ce que j’en ai vraiment envie ? qu’est-ce qui est le mieux ? est-ce qu’il y a une bonne réponse ? Dites-le-moi.

J’ai tout un arsenal pour aller bien, une boite à outils pour réparer ma tête et pourtant ça ne suffit pas, ou bien ça fait partie du problème, quand ces outils deviennent des fins et plus des moyens. Il y a dans « aller bien » une alchimie qui m’échappe, le produit subtil d’un mélange de vigilance et de lâcher-prise, une récompense et l’enfant de la chance, un arbre qu’on cultive sans garantie d’en goûter les fruits.

Les handis et les fols le savent, iels savent ce qu’il en coûte d’être, iels connaissent la comptabilité de la fatigue, toutes les choses qu’on retranche et le prix à payer de celles qu’on conserve, la peur d’en faire trop et les regrets. Iels savent aussi l’injustice, voir les autres qui s’amusent pendant qu’on se repose et pire que tout, la peur de trop s’écouter, de laisser gagner l’anxiété et toute l’énergie qu’elle draine, cette énergie si précieuse…

Et puis il y a la frustration de l’écart, entre la sérénité qu’on aimerait atteindre et le tumulte qui nous en sépare, quand on sait ce qu’il faut faire pour aller mieux, il suffirait de tendre les doigts mais inexorablement il recule, les outils sont toujours plus beaux sur le papier, quand ils sont abstraits et désincarnés. Si seulement la prise de conscience suffisait. La colère de ne pas réussir, de ne pas franchir le pas, parce que ça fait mal ou parce qu’on a peur d’avoir mal.

Parfois la rechute. L’anxiété qui broie les poumons, qui fait feu de tous bois, qui martèle martèle martèle les côtes, la peur de déplaire, la peur de la gaffe, la peur d’exposer ça, de le donner à voir et de dégoûter, les tripes à l’air, la peur d’être l’artisane de mon propre malheur, l’anxiété qui chasse tout le reste.

Renoncer au progrès comme une courbe linéaire, accepter d’aller moins bien aujourd’hui qu’hier, que les choses qu’on pensait avoir réglées reviennent nous hanter, qu’on ira jamais bien une fois pour toutes, et qu’est-ce que ça veut dire de toute façon ?

Accepter la colère de faire du surplace, la honte d’avoir échoué à guérir, à incarner une version fonctionnelle, une personne que je ne suis pas. Accepter que c’est la première étape, qu’après il y aura encore du travail, le vrai travail : acceptation, lâcher prise, prise de risque… Mettre le cadre pour se sentir en sécurité, les barrières qui permet de flâner. Apprendre à se faire confiance, et devenir unn bonn alliéé pour soi-même. Et puis, après avoir retranché, ajouter, refaire de la place pour ce qui fait plaisir, pour ce qui est simple, pour la curiosité, la découverte, la rencontre. Et comment on fait tout ça ?

Parfois je suis fatiguée de courir de toutes mes forces pour faire du surplace.

A lire aussi : acceptation et résistance de Pourquoi pas autrement

Le temps de la catastrophe

Le soir du 13 novembre 2015, je suis seule dans mon appartement du 17ème arrondissement de Paris. Je suis restée chez moi toute la journée. Le lendemain, je dois donner cours à Tolbiac. Je reçois un message d’un de mes amiis qui me demande si je vais bien. Je réponds que oui, un peu interloquée. Pourquoi ça n’irait pas ? C’est comme ça que j’ai appris pour les attentats. Quand la nouvelle me parvient, je retiens mon souffle et je tends l’oreille. Tout est calme. Je suis loin de l’épicentre et il m’est facile de croire qu’en réalité, mon ami s’est trompé et qu’il ne s’est rien passé de spécial cette nuit. Le lendemain, je me rends à la fac, la boule au ventre dans le métro. Tout paraît normal et pourtant rien ne l’est. Une des enseignantes de mon département fait partie des victimes, une cérémonie sera organisée en son honneur, je ne la connaissais pas. Les cours ont été balisés, je discute longuement avec les étudiantts qui sont venuus. Ce matin-là et leurs visages sont gravés dans ma mémoire.

Le 16 mars 2020, le président français Emmanuel Macron annonce un confinement national pour ralentir la progression du virus Covid-19. Mon compagnon emménage chez moi le soir même, je suis trop sidérée pour faire mes bagages ou prendre une décision. Je devais soutenir ma thèse quelques jours plus tard. Je me sens étrangère au monde, étrangère aux personnes qui dévalisent les supermarchés et volent des masques, aux parisienns qui emportent leurs germes en province, étrangère aux promeneurrs qui se massent à proximité des points d’eau. Le 18, je sors faire les courses, dûment munie de mon attestation, je pensais que la ville serait quadrillée par des militaires et que j’aurais à défendre ma présence. Pourtant, des voitures circulent, des piétons arpentent le bitume, pas de treillis en vue. Peut-être que tout est normal. Ou peut-être que tout est trop calme pour être normal. Je fais la queue à l’entrée du magasin, nous sommes espacés de quelques mètres les unns des autres. Tout est lent et en même temps qu’est-ce qu’il y a d’autre à faire, sinon attendre ? Les rayons sont mieux achalandés que je ne le craignais, je trouve ce que je suis venue chercher, mon caddie est plus rempli que d’habitude car il s’agit de tenir un siège. Je rejoins bientôt mon appartement et je pourrais presque croire que c’est un jour comme un autre.

Le 27 juin 2023, Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans, est tué par un tir policier à Nanterre. S’ensuivent plusieurs nuits d’émeutes, en particulier dans les grandes villes et en région parisienne. Des amiis, me sachant à Montreuil, s’enquièrent des échauffourées. Les rues autour de chez moi sont silencieuses, endormies sans doute. Pas d’odeur de fumée, ni de tir de mortier, pas de fracas de vitre brisée, pas de sirène. Pourtant, je suis à dix minutes à pied d’une des zones concernées. Dès le lendemain, il n’y paraît déjà plus au premier abord, mais un regard plus scrutateur constatera les stigmates laissés par les protestations, sur les abribus et les vitrines.

Dans ces occasions, et dans bien d’autres, j’ai toujours été frappée par l’invraisemblance de la vie quotidienne qui continue comme si de rien n’était, comme si la catastrophe ne s’était pas produite. La Terre devrait arrêter de tourner et pourtant, le lendemain, le Soleil se lève comme tous les matins. Il faut quand même se lever, manger, travailler peut-être. Il y a trois semaines, ma mère de cœur est morte des suites d’une longue maladie. J’ai pu lui dire au revoir et surtout j’ai pu lui dire que je l’aimais.

Quand j’ai appris la nouvelle, je venais de rentrer chez moi, à 400 kilomètres. C’était le soir, je m’apprêtais à cuire les biscuits dont j’avais préparé la pâte quelques heures plus tôt, je voulais les offrir au collègue que je verrai en réunion le lendemain. Je m’attendais à recevoir cette nouvelle d’un jour à l’autre, je savais que son état était critique, j’avais hésité à rentrer et je me suis dit que je n’allais pas tout mettre entre parenthèses en prévision de l’inévitable. Je m’y attendais et pourtant on n’est jamais prêtt pour le schisme, la déchirure fondamentale de la trame du temps : il y a un avant et un après, un monde dans lequel ma mère de cœur était en vie et celui où elle ne l’est plus, où elle ne sera plus jamais en dehors de nos cœurs et de nos souvenirs. J’ai changé mes billets de train pour rentrer, j’ai prévenu mon travail, j’ai pleuré puis j’ai cuit mes biscuits. Le lendemain, j’ai participé à une réunion, j’ai préparé mon sac de voyage et j’ai pris le train pour retourner en région parisienne, comme je le fais chaque mois. Ma mère de cœur n’est plus, et ma vie continue.

Il y a deux temps, celui du désastre et l’habituel, si puissant que même le fléau ne parvient pas à l’ébranler, pas tout à fait. Rien n’est normal, rien ne sera plus jamais pareil, et pourtant il faut quand même se lever, vaquer à ses occupations, remplir des papiers, prendre des décisions. Quelle grossièreté, quelle bizarrerie que le monde ne se mette pas au diapason, que le monde ne retienne pas son souffle, le temps que l’épreuve passe, que le quotidien redevienne familier, ordinaire. Il y a deux temps en apparence incompatibles, antinomiques, et pourtant ils doivent bien cohabiter, se superposer. L’inertie du quotidien prend le pas et je me regarde exister sur ce plan double, interloquée. Comment puis-je préparer des biscuits sans sangloter alors que ma mère de cœur est morte ? Comment puis-je rester concentrée en réunion alors que ma mère de cœur est morte ? Comment puis-je respirer sans entrave alors que ma mère de cœur est morte ?

Le temps de la catastrophe s’étend au fond de moi, le goudron qui tapisse mes entrailles, l’étrange chagrin et la gratitude (des moments qu’on a passés ensemble, qu’elle ne souffre plus), l’inquiétude et l’hébétement, car il faut prendre conscience que quelque chose a changé pour toujours. Désormais nous ne fêterons plus Noël ensemble, désormais nous ne chanterons plus à plein poumons, désormais je ne recevrais plus ses textos cryptiques au milieu de la nuit. Ce temps se déploie lentement, parfois par à-coups. C’est le temps de la détonation et le silence qui s’en suit, c’est le temps où je prends la mesure du choc et où je crois l’avoir déjà surmonté, c’est le temps où elle existe encore un peu avant que je ne me souvienne. C’est le temps où j’ai peur de ne pas suffisamment pleurer et de piéger le goudron en moi, où je ne peux pas chanter parce que les sanglots éteignent ma voix, où j’écoute des mélodies tristes et où je lis des livres sur la perte pour que le chagrin existe dans le présent. C’est le temps du deuil. Et puis il y a le temps des autres, le travail a repris, je sors et je parle à des amiis, je suis allée aux obsèques et je suis allée au cinéma, je m’occupe de moi. Parfois je ris, parfois je pense à ma mère de cœur, parfois je pense à mes projets. Le temps ordinaire couvre le temps de la catastrophe et par moments le deuxième perce à travers le premier et par moments ils se superposent.

Un de mes amiis me demande « tu as envie de me parler d’elle ? ». Ma mère de cœur, c’était une force de la nature, un concentré d’opiniâtreté et de ténacité en dépit de la maladie, elle en rajoutait souvent quand on la taquinait. Elle a eu une vie haute en couleurs, elle a exercé de nombreux métiers, elle a élevé son fils unique seule après la mort brutale de son compagnon. Elle aimait chanter, la couleur violette et s’apprêter avec élégance. Je n’ai pas fini de parler d’elle. Ma peine est à la hauteur de ce qu’elle méritait. J’habite le temps de la catastrophe, car c’est là qu’est ma place, jusqu’à ce que sa mort rejoigne le temps de tous les jours.

Je recommande la lecture de J’ai réussi à rester en vie, de Joyce Carol Oates.

Mes pensées accompagnent les Palestinienns, qui ne peuvent pas échapper au temps de la catastrophe alors qu’iels vivent dans un territoire bombardé et occupé. Vous pouvez les soutenir par exemple en participant à la campagne de boycott.

Me resynchroniser avec moi-même

Je recommence à me réveiller en sursaut, un vague sentiment d’urgence me parcourt avant même que je ne me souvienne de quoi ma journée sera faite. Je vais reprendre le travail dans une semaine et j’ai peur d’ajouter une responsabilité supplémentaire à mon équilibre précaire. J’écoute une jeune femme handicapée et en pleine crise regretter de ne pas être plus efficace, elle fustige ses troubles qui l’empêchent de performer correctement. Ça me fait froid dans le dos quand je vois ces personnes coincées dans cet état où je suis restée pendant des années, où je mesurais ma valeur à ma capacité à me surpasser, à me dilapider. Je me sentais en dette et je n’en finissais pas d’œuvrer à la rembourser, sans trop savoir à qui ni quand j’en serais quitte, je me sentais reconnaissante et je devais prouver que j’étais méritante, mais pourquoi ? Ça me serre le cœur quand je vois ces personnes que j’ai été qui s’imposent des emplois du temps où le travail ne s’arrête jamais, qui mentionnent comme en passant des états anxieux, de déprime, d’incapacité à se concentrer ou d’épuisement, et qui se reprochent d’avoir pris du retard, de ne pas en faire plus, de ne pas en faire assez, de faire attendre, de ne pas être meilleures. Chaque jour : une course contre la montre, où le sommeil est en option et tout le reste est une obligation à faire entrer dans sa petite case temporelle. Il faut remplir les petites cases avec le vrai travail, puis avec l’activité parallèle qui au début était un peu un hobby mais maintenant est un peu un deuxième travail, puis avec le sport, le self care, le yoga, la méditation et le journal de gratitude, puis avec la cuisine et les activités nécessaires au maintien de la vie, et s’il reste du temps peut-être, le divertissement et les proches, de temps en temps. Le repos est une gourmandise dont il ne faut pas abuser. Le travail devient une addiction. Ça me serre de cœur parce que c’est moi.

Quand j’étais surmenée, mon travail ne s’arrêtait jamais. Quoi qu’il arrive, j’étais sur plusieurs projets, plusieurs activités, je passais sans cesse de l’une à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’une journée à l’autre, d’une heure à l’autre. Je multipliais les listes et les plannings des accomplissements et des engagements pour les garder tous en moi, pour jongler sans jamais faire tomber la moindre balle. Mes objectifs quotidiens, hebdomadaires, mensuels étaient définis en fonction de ce que je voulais faire, non en fonction de ce que je pouvais faire dans ce laps de temps. Irrémédiablement, j’échouais. Je n’avais aucun standard, aucune base de comparaison en dehors de mes attentes démesurément élevées. Quoi que je fasse, je ne pensais jamais à ce que j’étais en train de faire, mais plutôt aux autres choses que j’aurais aimé avoir déjà faites.

J’étais au service de mon travail. Tout dans mon travail avait la même importance, la même urgence, des projets annexes aux activités indispensables à mon activité rémunérée, renoncer était inenvisageable, mettre en pause était inenvisageable, bâcler était inenvisageable. Le travail passait avant le reste, avant les loisirs et le repos, il passait avant moi. Je me suis noyée dans le travail sans savoir si c’était parce que le travail le demandait ou parce que j’avais peur de savoir ce que je deviendrais sans lui. Le reste de ma vie était une file d’attente. Les envies s’accumulaient dans une liste poussiéreuse au fond de mon agenda. Il y avait maintenant, où c’était difficile, et plus tard, où ça irait mieux. Comment ça irait mieux, je n’en savais rien. Mon horizon temporel était trop court pour ça, pour seulement imaginer comment ce serait, à quoi ça ressemblerait : aller mieux. Dans les moments les plus difficiles, je ne pouvais pas me projeter au-delà du dimanche suivant. Le travail prenait toute la place dans ma tête, et quand ce n’était pas le travail, c’était les corvées domestiques, c’était une utopie de tri et d’organisation parfaite du chaos qu’est la vie, c’était des projets aussi fugaces que dévorants et qui ressemblaient quand même souvent au travail. Me reposer, c’était faire un travail moins important. Penser à ce que je ferais une fois que ma thèse serait finir, une fois que mon contrat serait fini, c’était de toute façon trop angoissant : rien ne m’attendait en dehors de la précarité et un monde professionnel où mon travail ne suffirait pas à garantir de tirer le ticket gagnant de l’emploi stable, il faudrait aussi compter sur beaucoup de chance et un heureux concours de circonstances. Je n’avais pas d’avenir, seulement des to do list.

Sans cesse, je me mettais la pression pour réussir, mais je n’avançais jamais. Je courais de toutes mes forces pour rester sur place. Dans ces conditions, impossible de s’arrêter, impossible de partir en vacances, impossible d’abandonner, car ce serait perdre, ce serait prendre du retard. J’étais perpétuellement en retard sur moi-même.

J’allais mal. J’étais dévorée par l’anxiété, j’étais chroniquement exténuée, je courais un marathon dont je ne voyais jamais approcher la ligne d’arrivée. Mais je n’étais pas capable de le voir. Chaque jour, je me mentais à moi-même, je me disais « je suis un peu fatiguée, j’ai du mal à me concentrer, mais une fois que telle échéance sera passée, ça ira mieux ». Ça n’allait jamais mieux. Souvent, j’avais l’impression de devoir retenir mon souffle pour traverser la semaine, devoir prendre sur moi pour aller à tous les rendez-vous, faire toutes les choses, m’en sortir. Jamais je ne me suis dit que je pouvais anticiper, jamais je ne me suis dit que je pouvais annuler. Je serrais les dents et j’avançais à contrevent, en attendant. Je subissais ma vie, et j’étais en colère contre moi, d’être faible, en retard et ne pas récupérer plus vite.

Peu à peu, je me suis détachée des activités qui ne produisent rien, qui ne sont pas valorisantes, qui ne laissent pas de trace, je les voyais comme une perte de temps. Les jeux ? Une perte de temps, pourquoi des gens y consacrent du temps ? Se balader, pourquoi faire ? Buller, quel intérêt ? La joie a peu à peu perdu de la consistance pour moi, au point que j’ai fini par la confondre avec l’excitation (qui n’est pour moi qu’une forme d’anxiété heureuse) et avec la fierté d’avoir accompli quelque chose, car c’était le seul moteur de ma vie : franchir la ligne d’arrivée. Avoir fait quelque chose. Mais un accomplissement chassait l’autre et le travail ne s’arrêtait jamais.

Mais ça n’avait pas l’air si grave. La preuve, je ne me suis jamais effondrée en pleurs en travaillant, je n’ai jamais fait de crise catatonique, je n’ai jamais fait de tentative de suicide. La façade s’est toujours maintenue. Je n’ai jamais été mal au point de me sentir m’effondrer, jusqu’à l’été 2019. Je ne savais pas à quoi ressemblait l’épuisement chronique, ou plutôt j’ai refusé de le voir. J’ai refusé de voir tout ce à quoi j’ai renoncé pour continuer à travailler. J’ai refusé de voir les jours où je n’ai pas réussi à me convaincre de travailler, les jours où j’ai fait une attaque de panique, les jours où je n’ai pas réussi à sortir, les jours où je n’ai pas réussi à me faire à manger, les jours où j’ai mis toute mon énergie dans un projet annexe pour ne pas travailler, les jours que j’ai passé dans du coton. Ou plutôt, je les ai vus, mais je les ai pris comme autant d’incidents isolés. Ça ne me paraissait pas si grave et de toute façon il y a pire ailleurs, puisque la façade était maintenue, puisque je pouvais toujours travailler. Oui, mais à quel prix ? Et j’avais honte. J’avais tellement honte.

C’est difficile pour moi de me souvenir de tout ça, ce qui a pourtant été mon quotidien pendant des années, une étrangère m’a volé ma vie et cette étrangère c’est moi. J’en suis coupée et pourtant elle n’est jamais loin, parce que guérir est une pratique. Je m’en souviens par fragments, quand un matin un déclencheur me replonge dans les états émotionnels dans lesquels je baignais alors, et alors je me souviens de comment c’était. Je me souviens que j’étais coincée, je me souviens de l’anxiété, je me souviens de la colère et je me souviens de la honte. Je me souviens de combien je comptais peu à mes propres yeux.

Aujourd’hui, j’essaie de me resynchroniser avec moi-même. Je ne sais même pas quel rythme est bon pour moi, puisque je ne suis jamais parvenue à faire tenir mes journées dans des emplois du temps, je n’ai jamais réussi à bien distinguer travail et repos, longtemps me reposer c’était travailler sur quelque chose de différent. J’essaie d’habiter mon temps, au lieu de le subir. J’essaie d’être plus parcimonieuse, de ne laisser entrer les obligations et le travail qu’avec parcimonie. J’essaie de garder mes pensées dans le présent, plutôt que d’anticiper et d’arranger et réarranger mon emploi du temps et ma liste de tâches à l’infini. J’essaie de faire ce que j’ai envie, là maintenant, et j’essaie de m’écouter moi et pas l’anxiété. J’essaie de me simplifier la vie et d’y aller doucement. J’essaie d’être attentive aux signaux internes, ceux que j’ai appris à ignorer, pour être plus spontanée et pour accepter de renoncer et de reporter. J’essaie de ne pas surcharger mes journées, j’essaie de ne pas me pressurer, j’essaie de ne pas culpabiliser quand je diffère et quand je capitule. J’essaie d’accepter de ne rien faire et j’essaie de faire preuve de discernement entre implémenter des activités pour aller mieux et me mettre la pression pour guérir. J’essaie de reconnaître l’anxiété déguisée. J’essaie d’aller à mon rythme, de me laisser le temps de récupérer, de faire les choses par à coups plutôt que de manière linéaire, j’essaie de me faire confiance et j’essaie de me foutre la paix, j’essaie de tirer de la fierté de ce que je suis plutôt de ce que je fais.

En ce moment j’ai envie d’écrire, ça fourmille au bout de mes doigts. J’ai tellement de choses à raconter et de choses à transmettre. Je pourrais y passer toutes mes journées. Je pourrais renoncer à tout le reste et me faire un plan sur plusieurs semaines pour écrire tout ce que j’ai envie d’écrire, pour avoir la satisfaction d’avancer, l’espoir de finir. Et bien sûr je n’y arriverais pas, je prendrais du retard, et je culpabiliserais de ne pas avoir fait plus, mieux, plus vite et d’autres choses aussi. J’essaie de trouver l’équilibre entre les cadres et la créativité, entre l’ordre et le chaos, entre la fierté et la joie. J’essaie de trouver qui je suis au milieu de ça. J’essaie de me resynchroniser à moi.

Mais c’est difficile de garder le cap, de ne pas laisser le tictac infernal prendre le dessus. De vieilles habitudes qui prennent le dessus à chaque montée de stress, et à chaque fois que je risque de me confronter à moi-même. La guérison est une pratique, un engagement envers moi-même auquel je reviens encore et encore. Souvent je me sens démunie, impuissante : comment je dois faire pour aller mieux, pour ne plus être épuisée tout le temps ? Comment je fais pour réapprendre à profiter, pour être disponible ? Comment je fais pour arrêter de courir ? Mes jambes m’entrainent malgré moi, par habitude, parce qu’elles croient que si on arrive à aller suffisamment vite on sera en sécurité. Mais il n’y a pas de sécurité à attendre de l’autre côté de la ligne d’arrivée. Personne ne viendra me sauver. Alors quand je réalise que mes jambes m’entrainent, que j’ai l’impression que je n’ai pas d’autre choix que de détaler, j’essaie de me souvenir. Respire. Ralentis. Ecris. Et redeviens la maitresse de ton horloge.

Ici et maintenant

J’ai l’impression de chaque jour redécouvrir les difficultés à rester dans ici et maintenant. En ce moment, j’ai l’impression que mon émotion dominante est la frustration : vis-à-vis des trois textes sur lesquels je suis coincée depuis un mois et demi, de ma pile à lire qui ne réduit pas, de moi qui ne récupère pas autant que je voudrais. Ou peut-être que c’est la culpabilité. Je suis frustrée que “la” solution vers laquelle tous les écrits et proverbes pointent soit difficile à mettre en œuvre : être dans l’ici et maintenant. Petit à petit j’apprends à lâcher prise : sur mes projets (on verra plus tard), sur mes objectifs quotidiens, sur mes jugements sur mes pensées. Je m’efforce d’être à l’écoute : qu’est-ce que je ressens ? Je renonce à mettre en place toutes les “bonnes pratiques” d’un coup : mettre toutes mes forces dans de nouvelles résolutions, c’est une autre manière de fuir. Mais même les bonnes pratiques demandent de la vigilance. Quand je détourne les yeux, les mécanismes compensateurs que je connais bien se mettent en place et je fais un pas de côté dans l’anticipation et la rêverie. Les activités saines destinées à m’ancrer dans le présent deviennent des routines exécutées machinalement, ou une brique supplémentaire à caser dans un emploi du temps déjà bien remplie. Passé l’élan initial, mon attention se relâche et je m’assigne peu à peu et sans m’en rendre compte de nouvelles missions, je me tends pour me discipliner, je cherche le contrôle et ne trouve que le vertige. Il faudrait renoncer peut-être, abandonner tout le tohu-bohu quotidien jusqu’à ce qu’il ne reste que moi, et que je n’ai plus d’autre choix que de me faire face. Je ne sais pas comment faire pour demeurer enracinée dans le présent, comment m’assurer que je ne me perde pas de vue. L’anxiété prend le dessus quand je me crois en sécurité et recouvre mes yeux d’une nappe de brouillard. J’aimerais être capable de profiter, sans résistance, reproche ou attente. J’aimerais retrouver la sécurité, car finalement tout revient à ça, non ? on peut renoncer au contrôle quand on a confiance. Mais nous ne vivons pas dans un monde qui nous protège. Au contraire, on nous fait croire que la concurrence et la productivité sont des valeurs, alors que ce sont des poisons. Je suis tellement fatiguée de me battre contre le monde et contre moi-même, je voulais montrer que j’avais de la valeur et ça m’a rendu bonne à rien (c’est ce que le stakhanovisme essaie de me faire croire).

L’insoutenable culpabilité de l’être

Être en surmenage c’est se mettre de plus en plus d’œillères, on croit regarder résolument vers l’avant mais on apprend progressivement à ne plus rien voir.

Je découvre à quel point mon monologue intérieur est un écho de honte : même si je n’entends jamais « je suis nulle », ces mots résonnent profondément sous la souffrance. J’ai appris à partir du principe que j’avais probablement tort, probablement fait quelque chose de mal ou de travers, que je n’étais pas à la hauteur, que je ne faisais pas assez, pas assez bien, pas assez vite, dans tous les domaines de ma vie : études et travail, vie quotidienne, relations personnelles, etc. Cette conviction était sans cesse confirmée par la réalité, puisque je ne voyais jamais ce qui allait bien. J’ai appris à jongler avec toujours plus de balles, sans jamais en laisser tomber aucune, parce que l’échec ou l’erreur n’étaient pas acceptables. J’ai appris à anticiper et planifier méticuleusement pour ne rien laisser passer, et je culpabilisais quand quelque chose m’échappait. Et comment aurait-il pu en être autrement ?
J’apprends à déconstruire la honte dans mes relations amoureuses. Trop souvent je suis partie du principe que l’état émotionnel de mon ou ma partenaire dépend de moi, de mes actions, de ma capacité à être « bonne », trop souvent je suis partie du principe que je dois juste faire un peu plus d’effort. Il n’y avait pas de peau entre moi et mon ou ma partenaire. J’apprends à raisonner en relatif. J’apprends que ce n’est pas à moi de faire le bonheur de maon partenaire. J’apprends à enlever les œillères. Parfois, ce n’est pas à propos de moi. Parfois, ce n’est pas de ma responsabilité. Parfois, ça ne dépend pas de moi. Souvent, la culpabilité ment.

L’ombre de moi-même

Pour continuer à courir, j’ai dû renoncer à des parties de moi-même. Bien sûr, je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, j’étais trop occupée à fixer la ligne d’arrivée. Petit à petit, je me suis délestée de certaines de mes facettes, pour être plus légère et courir plus vite. Quelle chose étrange que la conscience. Parfois on ressent une émotion qui n’est pas là, comme un membre fantôme. Parfois on se rend compte beaucoup plus tard que quelque chose était manquant, qu’une émotion avait disparue dans un soupir. C’est déroutant, et c’est effrayant aussi.

Ça m’est arrivé pendant l’été 2019. J’étais en pleine rédaction de ma thèse, je me mettais beaucoup de pression pour enfin avancer, enfin la finir, enfin passer à autre chose. Et il s’est passé la seule chose qui pouvait me permettre de relâcher, la seule marge de manœuvre que je m’étais laissée : je suis tombée amoureuse d’un type que je venais à peine de rencontrer. J’ai mis en péril mon couple et mon équilibre pour quelqu’un que je connaissais à peine, que j’avais l’impression de connaître depuis toujours. Mon compagnon était dépassé, blessé, inquiet, il avait terriblement besoin d’être rassuré. Mais je ne pouvais pas. En quelques jours, il est devenu un contretemps, une nuisance, un problème à régler sur le chemin de la passion que je ressentais pour cette nouvelle rencontre. Je savais, je sentais intellectuellement que ma relation avec mon compagnon était importante, que je voulais la préserver ; mais émotionnellement, je ne sentais plus le lien qui nous unissait. Son besoin que je me mesure, que je lui laisse de la place était une charge supplémentaire que je ne pouvais pas porter sur mes épaules nouées, la toquade avait tout balayé, c’était la seule chose qui me faisait me sentir bien, qui me faisait me sentir vivante. Alors j’ai mis fin à la relation avec mon compagnon. Je savais que j’aurais dû me sentir triste, mais j’étais surtout soulagée.

Une étrangère m’a volé ma vie, et cette étrangère c’est moi. J’essaie de comprendre ce qui s’est passé, je me souviens de quelques événements et de l’intensité de ce que je ressentais : l’amour, l’exaspération, l’épuisement. Le monde était incandescent. Mais c’est une histoire qu’on m’a racontée, l’écume de ce qui est arrivé à l’inconnue qui a été moi. Et pourtant je la reconnais, je me souviens de pourquoi elle s’est laissée entrainer dans le tourbillon, pourquoi elle n’a pas pu s’en empêcher, et je sais aussi quels aspects de moi m’ont amenée à plaquer mon compagnon pour un flirt. Mais je ne comprends ce qui lui a fait croire que ça valait le coup, que c’était inévitable.

Et le caprice a pris fin, et quelque chose en moi s’est brisé, et j’ai dû me reposer. Après avoir recouvré quelques forces, j’ai senti que mon compagnon me manquait. C’est comme si une boîte que j’avais fermée s’était rouverte et j’étais terrifiée à l’idée de l’avoir perdu pour de bon. Nous nous sommes réconciliés, nous sommes allés de l’avant. Mais pendant plusieurs mois, l’ombre de l’été 2019 a plané sur notre relation. Je me souvenais de ce qui s’était passé, je me souvenais de ce que j’avais ressenti, mais j’étais séparé d’eux par un voile. Comment avais-je pu faire ça, me comporter comme je m’étais comportée, blesser mon compagnon comme je l’avais blessé ? Sur le moment, j’avais fait de mon mieux, j’avais fait la seule chose qui me semblait possible et pourtant je ne comprenais pas comment cela avait pu arriver. Qui est cette inconnue qui a pris ces décisions, qui a fait preuve d’un tel manque de considération ? J’ai dû concilier deux vérités d’égale importance : c’est moi qui ai fait ça et je n’étais pas moi-même. Et je devais pourtant en porter la responsabilité.

Depuis, je n’ai pas eu d’épisode majeur comme l’été 2019, mais force est de constater que par moments je ne suis que l’ombre de moi-même. Il y a des jours où la charge mentale du travail est telle que ma vision se réduit en tunnel et toute ma journée est déterminée par les quelques heures que je vais y consacrer, elle occupe toutes mes pensées, prend toute la place. Il y a des jours où je me dis que je n’irais jamais mieux, que je suis à la merci du prochain raz-de-marée, que je ne pourrais jamais m’arrêter de courir pour reprendre mon souffle. Il y a des jours où je réalise que je ne sais pas ce que je veux pour l’avenir, que je n’ai pas de projet, pas de loisirs, seulement des mécanismes compensatoires. Il y a des jours où je ne suis pas capable de me faire à manger. Il y a des jours où ma palette émotionnelle oscille entre anxiété et soulagement. Il y a des jours où je me demande ce que cela fait de ressentir de la joie. Il y a des jours où je me demande ce que cela fait de se sentir reposé, de se sentir détendue. Il y a des jours où je réalise que je suis incapable de sentir le lien qui m’unit à un ou une de mes proches, de sentir l’affection que j’ai pour lui ou elle, même si je sais que l’émotion est là, hors de portée. Il y a des jours où je ne peux pas parler. Il y a des jours où je suis un automate et il y a des jours où je suis une enfant. Il y a des jours où je ne peux rien faire de la journée. Il y a des jours où je ne suis pas capable de répondre à la question : « de quoi tu as envie ? ». Il y a des moments où je ne sais plus qui je suis.

Il y a en moi une automate. Sa mission : réussir, réussir quoi qu’il en coûte. C’est comme ça qu’elle a été forgée. Alors elle ferme les portes, coupe les interrupteurs, condamne les ailes. Tout ce qui ne sert pas au travail, ce qu’elle croit être la sécurité, elle le coupe. On n’a pas l’énergie pour ça. Les amis, les émotions, le plaisir… Tout disparaît peu à peu dans les ombres. Ne reste que la peur comme aiguillon, et la volonté comme moteur.

Tous ces morceaux de moi que j’ai arrachés, que j’ai enfouis loin sous la surface pour continuer à m’intégrer, pour continuer à travailler. Tous ces appels au secours que j’ai appris à faire taire, toutes ces envies que j’ai appris à refouler, toutes ces émotions que je me suis interdites. Trop intense, trop paresseuse, trop bizarre. Personne n’a envie d’être bizarre, c’est juste une étiquette qu’on apprend à revendiquer quand on n’a plus le choix. Avec tous ces morceaux que j’ai perdus, est-ce que je suis encore une personne ? Ou seulement une enveloppe ? Partout où je regarde en moi, je vois qu’il manque des pièces. Il manque des souvenirs, il manque des émotions, il manque des choses que j’ai été. J’apprends à me recoudre avec la maladresse et l’étonnement d’un enfant. On ne sait jamais à quel point on allait mal jusqu’à ce qu’on aille mieux, on oublie tous les mécanismes de défense qui sont devenus le quotidien, on oublie comment c’était avant de survivre.

Lentement, je réintègre des parties de moi. Il y a peu, j’ai raconté l’été 2019 à quelqu’un et j’avais les larmes aux yeux. Quel soulagement ! Pendant quelques heures, l’été 2019 est quelque chose qui m’était arrivé à moi, et pas à l’inconnue dans le miroir. Il y a peu, j’ai revu un amant et j’ai senti que je l’aimais, ce n’était pas juste un souvenir, pas juste une boîte sur une étagère, j’ai senti que pendant quelques heures j’étais un peu plus complète. Il y a peu, je me suis sentie sereine. Il y a peu, je me suis sentie heureuse. Il y a peu, je suis redevenue un peu moi-même.

Mais je suis encore frileuse : et si je présumais de mes forces ? Et si je m’effondrais brusquement ? Et si je ne pouvais pas faire autrement que me remettre à courir ?

Des notes goutte à goutte

C’était un tendre après-midi d’octobre, le piano égraine les notes en cascades, elles n’en finissaient plus de tomber goutte à goutte.

Une de ces soirées crémeuses, onctueuses et épaisses, on s’y enfonce, on s’y blottit. On ne sait plus très bien quand le jour cède à la nuit, quand le ciel s’effondre.

Epuisement

J’ouvre les yeux, et je sens le rush de l’adrénaline, le coup de fouet du réveil. Tant de choses à faire, aujourd’hui encore. Chaque jour est une épreuve à surmonter, un défi à remporter. Un jour, ça ira mieux. Il le faut. Mais aujourd’hui, je dois rassembler mes forces pour venir à bout de la liste sans fin. Je mange mon petit-déjeuner sans appétit, de toute façon je ne prends plus vraiment plaisir à manger. Réfléchir chaque jour à ce que je pourrais consommer, et préparer les aliments est une routine qui m’exaspère. Ensuite, quelques heures de liberté. Quelques heures de gagnées, celles que je dérobe. Mais malgré tout, l’urgence scande mon temps. J’entends la petite musique des corvées à accomplir, j’aimerais les ignorer mais la ritournelle est de plus en plus bruyante, de plus en plus pressante. Dans un soupir, je finis par retourner à ma messagerie professionnelle et je commence l’éternelle activité de tri. Ensuite, le bras de fer mental. Il va bien falloir me soumettre, il va bien falloir me faire plier pour arriver au bout de cette kyrielle d’impératifs. Parfois c’est moi qui gagne. D’autres fois c’est les corvées. Souvent mon attention m’échappe, je lui cours après avec un filet à papillon. De toute façon, ce n’est jamais suffisant. Il n’y a pas de bonne journée de travail. Ça fait longtemps qu’il n’y en a plus. Le soir, mon compagnon aimerait qu’on passe du temps ensemble. Quelle plaie, je préfère rester seule dans ma chambre à moi, mon refuge et mon lieu de travail. Là où j’ai le contrôle. Je sors peu de chez moi. Trop fatigant. Et puis, j’ai trop de travail. Je me couche épuisée, en pensant à tout ce que j’ai à faire. Demain, il faudra de nouveau hiérarchiser les urgences, décider quels incendies éteindre en premier. Je ferme les yeux grâce à la chimie. Je sais déjà que demain, je me réveillerais fatiguée.

Solitude

La solitude commence à me ronger. Lentement je tranche les liens, un cercle de plus en plus étroit, je suis trop lasse pour le franchir. J’aime ma cage dorée, le temps s’y étend à l’infini, je peux le façonner à ma convenance. Cette brulure empoisonnée de l’air. Sortir… mais pour voir qui ? Les étrangers sont tellement décevants. Mes fréquentations vaporeuses s’étiolent, mais elles étaient comme une cuirasse trop étroite. Nouer des liens. Mais pourquoi faire ? Les conversations sont infectées par la banalité.