Me resynchroniser avec moi-même

Je recommence à me réveiller en sursaut, un vague sentiment d’urgence me parcourt avant même que je ne me souvienne de quoi ma journée sera faite. Je vais reprendre le travail dans une semaine et j’ai peur d’ajouter une responsabilité supplémentaire à mon équilibre précaire. J’écoute une jeune femme handicapée et en pleine crise regretter de ne pas être plus efficace, elle fustige ses troubles qui l’empêchent de performer correctement. Ça me fait froid dans le dos quand je vois ces personnes coincées dans cet état où je suis restée pendant des années, où je mesurais ma valeur à ma capacité à me surpasser, à me dilapider. Je me sentais en dette et je n’en finissais pas d’œuvrer à la rembourser, sans trop savoir à qui ni quand j’en serais quitte, je me sentais reconnaissante et je devais prouver que j’étais méritante, mais pourquoi ? Ça me serre le cœur quand je vois ces personnes que j’ai été qui s’imposent des emplois du temps où le travail ne s’arrête jamais, qui mentionnent comme en passant des états anxieux, de déprime, d’incapacité à se concentrer ou d’épuisement, et qui se reprochent d’avoir pris du retard, de ne pas en faire plus, de ne pas en faire assez, de faire attendre, de ne pas être meilleures. Chaque jour : une course contre la montre, où le sommeil est en option et tout le reste est une obligation à faire entrer dans sa petite case temporelle. Il faut remplir les petites cases avec le vrai travail, puis avec l’activité parallèle qui au début était un peu un hobby mais maintenant est un peu un deuxième travail, puis avec le sport, le self care, le yoga, la méditation et le journal de gratitude, puis avec la cuisine et les activités nécessaires au maintien de la vie, et s’il reste du temps peut-être, le divertissement et les proches, de temps en temps. Le repos est une gourmandise dont il ne faut pas abuser. Le travail devient une addiction. Ça me serre de cœur parce que c’est moi.

Quand j’étais surmenée, mon travail ne s’arrêtait jamais. Quoi qu’il arrive, j’étais sur plusieurs projets, plusieurs activités, je passais sans cesse de l’une à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’une journée à l’autre, d’une heure à l’autre. Je multipliais les listes et les plannings des accomplissements et des engagements pour les garder tous en moi, pour jongler sans jamais faire tomber la moindre balle. Mes objectifs quotidiens, hebdomadaires, mensuels étaient définis en fonction de ce que je voulais faire, non en fonction de ce que je pouvais faire dans ce laps de temps. Irrémédiablement, j’échouais. Je n’avais aucun standard, aucune base de comparaison en dehors de mes attentes démesurément élevées. Quoi que je fasse, je ne pensais jamais à ce que j’étais en train de faire, mais plutôt aux autres choses que j’aurais aimé avoir déjà faites.

J’étais au service de mon travail. Tout dans mon travail avait la même importance, la même urgence, des projets annexes aux activités indispensables à mon activité rémunérée, renoncer était inenvisageable, mettre en pause était inenvisageable, bâcler était inenvisageable. Le travail passait avant le reste, avant les loisirs et le repos, il passait avant moi. Je me suis noyée dans le travail sans savoir si c’était parce que le travail le demandait ou parce que j’avais peur de savoir ce que je deviendrais sans lui. Le reste de ma vie était une file d’attente. Les envies s’accumulaient dans une liste poussiéreuse au fond de mon agenda. Il y avait maintenant, où c’était difficile, et plus tard, où ça irait mieux. Comment ça irait mieux, je n’en savais rien. Mon horizon temporel était trop court pour ça, pour seulement imaginer comment ce serait, à quoi ça ressemblerait : aller mieux. Dans les moments les plus difficiles, je ne pouvais pas me projeter au-delà du dimanche suivant. Le travail prenait toute la place dans ma tête, et quand ce n’était pas le travail, c’était les corvées domestiques, c’était une utopie de tri et d’organisation parfaite du chaos qu’est la vie, c’était des projets aussi fugaces que dévorants et qui ressemblaient quand même souvent au travail. Me reposer, c’était faire un travail moins important. Penser à ce que je ferais une fois que ma thèse serait finir, une fois que mon contrat serait fini, c’était de toute façon trop angoissant : rien ne m’attendait en dehors de la précarité et un monde professionnel où mon travail ne suffirait pas à garantir de tirer le ticket gagnant de l’emploi stable, il faudrait aussi compter sur beaucoup de chance et un heureux concours de circonstances. Je n’avais pas d’avenir, seulement des to do list.

Sans cesse, je me mettais la pression pour réussir, mais je n’avançais jamais. Je courais de toutes mes forces pour rester sur place. Dans ces conditions, impossible de s’arrêter, impossible de partir en vacances, impossible d’abandonner, car ce serait perdre, ce serait prendre du retard. J’étais perpétuellement en retard sur moi-même.

J’allais mal. J’étais dévorée par l’anxiété, j’étais chroniquement exténuée, je courais un marathon dont je ne voyais jamais approcher la ligne d’arrivée. Mais je n’étais pas capable de le voir. Chaque jour, je me mentais à moi-même, je me disais « je suis un peu fatiguée, j’ai du mal à me concentrer, mais une fois que telle échéance sera passée, ça ira mieux ». Ça n’allait jamais mieux. Souvent, j’avais l’impression de devoir retenir mon souffle pour traverser la semaine, devoir prendre sur moi pour aller à tous les rendez-vous, faire toutes les choses, m’en sortir. Jamais je ne me suis dit que je pouvais anticiper, jamais je ne me suis dit que je pouvais annuler. Je serrais les dents et j’avançais à contrevent, en attendant. Je subissais ma vie, et j’étais en colère contre moi, d’être faible, en retard et ne pas récupérer plus vite.

Peu à peu, je me suis détachée des activités qui ne produisent rien, qui ne sont pas valorisantes, qui ne laissent pas de trace, je les voyais comme une perte de temps. Les jeux ? Une perte de temps, pourquoi des gens y consacrent du temps ? Se balader, pourquoi faire ? Buller, quel intérêt ? La joie a peu à peu perdu de la consistance pour moi, au point que j’ai fini par la confondre avec l’excitation (qui n’est pour moi qu’une forme d’anxiété heureuse) et avec la fierté d’avoir accompli quelque chose, car c’était le seul moteur de ma vie : franchir la ligne d’arrivée. Avoir fait quelque chose. Mais un accomplissement chassait l’autre et le travail ne s’arrêtait jamais.

Mais ça n’avait pas l’air si grave. La preuve, je ne me suis jamais effondrée en pleurs en travaillant, je n’ai jamais fait de crise catatonique, je n’ai jamais fait de tentative de suicide. La façade s’est toujours maintenue. Je n’ai jamais été mal au point de me sentir m’effondrer, jusqu’à l’été 2019. Je ne savais pas à quoi ressemblait l’épuisement chronique, ou plutôt j’ai refusé de le voir. J’ai refusé de voir tout ce à quoi j’ai renoncé pour continuer à travailler. J’ai refusé de voir les jours où je n’ai pas réussi à me convaincre de travailler, les jours où j’ai fait une attaque de panique, les jours où je n’ai pas réussi à sortir, les jours où je n’ai pas réussi à me faire à manger, les jours où j’ai mis toute mon énergie dans un projet annexe pour ne pas travailler, les jours que j’ai passé dans du coton. Ou plutôt, je les ai vus, mais je les ai pris comme autant d’incidents isolés. Ça ne me paraissait pas si grave et de toute façon il y a pire ailleurs, puisque la façade était maintenue, puisque je pouvais toujours travailler. Oui, mais à quel prix ? Et j’avais honte. J’avais tellement honte.

C’est difficile pour moi de me souvenir de tout ça, ce qui a pourtant été mon quotidien pendant des années, une étrangère m’a volé ma vie et cette étrangère c’est moi. J’en suis coupée et pourtant elle n’est jamais loin, parce que guérir est une pratique. Je m’en souviens par fragments, quand un matin un déclencheur me replonge dans les états émotionnels dans lesquels je baignais alors, et alors je me souviens de comment c’était. Je me souviens que j’étais coincée, je me souviens de l’anxiété, je me souviens de la colère et je me souviens de la honte. Je me souviens de combien je comptais peu à mes propres yeux.

Aujourd’hui, j’essaie de me resynchroniser avec moi-même. Je ne sais même pas quel rythme est bon pour moi, puisque je ne suis jamais parvenue à faire tenir mes journées dans des emplois du temps, je n’ai jamais réussi à bien distinguer travail et repos, longtemps me reposer c’était travailler sur quelque chose de différent. J’essaie d’habiter mon temps, au lieu de le subir. J’essaie d’être plus parcimonieuse, de ne laisser entrer les obligations et le travail qu’avec parcimonie. J’essaie de garder mes pensées dans le présent, plutôt que d’anticiper et d’arranger et réarranger mon emploi du temps et ma liste de tâches à l’infini. J’essaie de faire ce que j’ai envie, là maintenant, et j’essaie de m’écouter moi et pas l’anxiété. J’essaie de me simplifier la vie et d’y aller doucement. J’essaie d’être attentive aux signaux internes, ceux que j’ai appris à ignorer, pour être plus spontanée et pour accepter de renoncer et de reporter. J’essaie de ne pas surcharger mes journées, j’essaie de ne pas me pressurer, j’essaie de ne pas culpabiliser quand je diffère et quand je capitule. J’essaie d’accepter de ne rien faire et j’essaie de faire preuve de discernement entre implémenter des activités pour aller mieux et me mettre la pression pour guérir. J’essaie de reconnaître l’anxiété déguisée. J’essaie d’aller à mon rythme, de me laisser le temps de récupérer, de faire les choses par à coups plutôt que de manière linéaire, j’essaie de me faire confiance et j’essaie de me foutre la paix, j’essaie de tirer de la fierté de ce que je suis plutôt de ce que je fais.

En ce moment j’ai envie d’écrire, ça fourmille au bout de mes doigts. J’ai tellement de choses à raconter et de choses à transmettre. Je pourrais y passer toutes mes journées. Je pourrais renoncer à tout le reste et me faire un plan sur plusieurs semaines pour écrire tout ce que j’ai envie d’écrire, pour avoir la satisfaction d’avancer, l’espoir de finir. Et bien sûr je n’y arriverais pas, je prendrais du retard, et je culpabiliserais de ne pas avoir fait plus, mieux, plus vite et d’autres choses aussi. J’essaie de trouver l’équilibre entre les cadres et la créativité, entre l’ordre et le chaos, entre la fierté et la joie. J’essaie de trouver qui je suis au milieu de ça. J’essaie de me resynchroniser à moi.

Mais c’est difficile de garder le cap, de ne pas laisser le tictac infernal prendre le dessus. De vieilles habitudes qui prennent le dessus à chaque montée de stress, et à chaque fois que je risque de me confronter à moi-même. La guérison est une pratique, un engagement envers moi-même auquel je reviens encore et encore. Souvent je me sens démunie, impuissante : comment je dois faire pour aller mieux, pour ne plus être épuisée tout le temps ? Comment je fais pour réapprendre à profiter, pour être disponible ? Comment je fais pour arrêter de courir ? Mes jambes m’entrainent malgré moi, par habitude, parce qu’elles croient que si on arrive à aller suffisamment vite on sera en sécurité. Mais il n’y a pas de sécurité à attendre de l’autre côté de la ligne d’arrivée. Personne ne viendra me sauver. Alors quand je réalise que mes jambes m’entrainent, que j’ai l’impression que je n’ai pas d’autre choix que de détaler, j’essaie de me souvenir. Respire. Ralentis. Ecris. Et redeviens la maitresse de ton horloge.

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