Le temps de la catastrophe

Le soir du 13 novembre 2015, je suis seule dans mon appartement du 17ème arrondissement de Paris. Je suis restée chez moi toute la journée. Le lendemain, je dois donner cours à Tolbiac. Je reçois un message d’un de mes amiis qui me demande si je vais bien. Je réponds que oui, un peu interloquée. Pourquoi ça n’irait pas ? C’est comme ça que j’ai appris pour les attentats. Quand la nouvelle me parvient, je retiens mon souffle et je tends l’oreille. Tout est calme. Je suis loin de l’épicentre et il m’est facile de croire qu’en réalité, mon ami s’est trompé et qu’il ne s’est rien passé de spécial cette nuit. Le lendemain, je me rends à la fac, la boule au ventre dans le métro. Tout paraît normal et pourtant rien ne l’est. Une des enseignantes de mon département fait partie des victimes, une cérémonie sera organisée en son honneur, je ne la connaissais pas. Les cours ont été balisés, je discute longuement avec les étudiantts qui sont venuus. Ce matin-là et leurs visages sont gravés dans ma mémoire.

Le 16 mars 2020, le président français Emmanuel Macron annonce un confinement national pour ralentir la progression du virus Covid-19. Mon compagnon emménage chez moi le soir même, je suis trop sidérée pour faire mes bagages ou prendre une décision. Je devais soutenir ma thèse quelques jours plus tard. Je me sens étrangère au monde, étrangère aux personnes qui dévalisent les supermarchés et volent des masques, aux parisienns qui emportent leurs germes en province, étrangère aux promeneurrs qui se massent à proximité des points d’eau. Le 18, je sors faire les courses, dûment munie de mon attestation, je pensais que la ville serait quadrillée par des militaires et que j’aurais à défendre ma présence. Pourtant, des voitures circulent, des piétons arpentent le bitume, pas de treillis en vue. Peut-être que tout est normal. Ou peut-être que tout est trop calme pour être normal. Je fais la queue à l’entrée du magasin, nous sommes espacés de quelques mètres les unns des autres. Tout est lent et en même temps qu’est-ce qu’il y a d’autre à faire, sinon attendre ? Les rayons sont mieux achalandés que je ne le craignais, je trouve ce que je suis venue chercher, mon caddie est plus rempli que d’habitude car il s’agit de tenir un siège. Je rejoins bientôt mon appartement et je pourrais presque croire que c’est un jour comme un autre.

Le 27 juin 2023, Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans, est tué par un tir policier à Nanterre. S’ensuivent plusieurs nuits d’émeutes, en particulier dans les grandes villes et en région parisienne. Des amiis, me sachant à Montreuil, s’enquièrent des échauffourées. Les rues autour de chez moi sont silencieuses, endormies sans doute. Pas d’odeur de fumée, ni de tir de mortier, pas de fracas de vitre brisée, pas de sirène. Pourtant, je suis à dix minutes à pied d’une des zones concernées. Dès le lendemain, il n’y paraît déjà plus au premier abord, mais un regard plus scrutateur constatera les stigmates laissés par les protestations, sur les abribus et les vitrines.

Dans ces occasions, et dans bien d’autres, j’ai toujours été frappée par l’invraisemblance de la vie quotidienne qui continue comme si de rien n’était, comme si la catastrophe ne s’était pas produite. La Terre devrait arrêter de tourner et pourtant, le lendemain, le Soleil se lève comme tous les matins. Il faut quand même se lever, manger, travailler peut-être. Il y a trois semaines, ma mère de cœur est morte des suites d’une longue maladie. J’ai pu lui dire au revoir et surtout j’ai pu lui dire que je l’aimais.

Quand j’ai appris la nouvelle, je venais de rentrer chez moi, à 400 kilomètres. C’était le soir, je m’apprêtais à cuire les biscuits dont j’avais préparé la pâte quelques heures plus tôt, je voulais les offrir au collègue que je verrai en réunion le lendemain. Je m’attendais à recevoir cette nouvelle d’un jour à l’autre, je savais que son état était critique, j’avais hésité à rentrer et je me suis dit que je n’allais pas tout mettre entre parenthèses en prévision de l’inévitable. Je m’y attendais et pourtant on n’est jamais prêtt pour le schisme, la déchirure fondamentale de la trame du temps : il y a un avant et un après, un monde dans lequel ma mère de cœur était en vie et celui où elle ne l’est plus, où elle ne sera plus jamais en dehors de nos cœurs et de nos souvenirs. J’ai changé mes billets de train pour rentrer, j’ai prévenu mon travail, j’ai pleuré puis j’ai cuit mes biscuits. Le lendemain, j’ai participé à une réunion, j’ai préparé mon sac de voyage et j’ai pris le train pour retourner en région parisienne, comme je le fais chaque mois. Ma mère de cœur n’est plus, et ma vie continue.

Il y a deux temps, celui du désastre et l’habituel, si puissant que même le fléau ne parvient pas à l’ébranler, pas tout à fait. Rien n’est normal, rien ne sera plus jamais pareil, et pourtant il faut quand même se lever, vaquer à ses occupations, remplir des papiers, prendre des décisions. Quelle grossièreté, quelle bizarrerie que le monde ne se mette pas au diapason, que le monde ne retienne pas son souffle, le temps que l’épreuve passe, que le quotidien redevienne familier, ordinaire. Il y a deux temps en apparence incompatibles, antinomiques, et pourtant ils doivent bien cohabiter, se superposer. L’inertie du quotidien prend le pas et je me regarde exister sur ce plan double, interloquée. Comment puis-je préparer des biscuits sans sangloter alors que ma mère de cœur est morte ? Comment puis-je rester concentrée en réunion alors que ma mère de cœur est morte ? Comment puis-je respirer sans entrave alors que ma mère de cœur est morte ?

Le temps de la catastrophe s’étend au fond de moi, le goudron qui tapisse mes entrailles, l’étrange chagrin et la gratitude (des moments qu’on a passés ensemble, qu’elle ne souffre plus), l’inquiétude et l’hébétement, car il faut prendre conscience que quelque chose a changé pour toujours. Désormais nous ne fêterons plus Noël ensemble, désormais nous ne chanterons plus à plein poumons, désormais je ne recevrais plus ses textos cryptiques au milieu de la nuit. Ce temps se déploie lentement, parfois par à-coups. C’est le temps de la détonation et le silence qui s’en suit, c’est le temps où je prends la mesure du choc et où je crois l’avoir déjà surmonté, c’est le temps où elle existe encore un peu avant que je ne me souvienne. C’est le temps où j’ai peur de ne pas suffisamment pleurer et de piéger le goudron en moi, où je ne peux pas chanter parce que les sanglots éteignent ma voix, où j’écoute des mélodies tristes et où je lis des livres sur la perte pour que le chagrin existe dans le présent. C’est le temps du deuil. Et puis il y a le temps des autres, le travail a repris, je sors et je parle à des amiis, je suis allée aux obsèques et je suis allée au cinéma, je m’occupe de moi. Parfois je ris, parfois je pense à ma mère de cœur, parfois je pense à mes projets. Le temps ordinaire couvre le temps de la catastrophe et par moments le deuxième perce à travers le premier et par moments ils se superposent.

Un de mes amiis me demande « tu as envie de me parler d’elle ? ». Ma mère de cœur, c’était une force de la nature, un concentré d’opiniâtreté et de ténacité en dépit de la maladie, elle en rajoutait souvent quand on la taquinait. Elle a eu une vie haute en couleurs, elle a exercé de nombreux métiers, elle a élevé son fils unique seule après la mort brutale de son compagnon. Elle aimait chanter, la couleur violette et s’apprêter avec élégance. Je n’ai pas fini de parler d’elle. Ma peine est à la hauteur de ce qu’elle méritait. J’habite le temps de la catastrophe, car c’est là qu’est ma place, jusqu’à ce que sa mort rejoigne le temps de tous les jours.

Je recommande la lecture de J’ai réussi à rester en vie, de Joyce Carol Oates.

Mes pensées accompagnent les Palestinienns, qui ne peuvent pas échapper au temps de la catastrophe alors qu’iels vivent dans un territoire bombardé et occupé. Vous pouvez les soutenir par exemple en participant à la campagne de boycott.

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